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Dans la presse internationale ou dans les travaux universitaires qui lui sont consacrés, la Moldavie est le plus souvent présentée comme un pays déchiré entre le monde russe et l’occident. Le plus fréquemment, c’est l’histoire ou les études culturelles qui sont convoquées pour expliquer cette situation. Les difficultés de la Moldavie seraient en grande partie liées à une fatalité historique, une irrationalité inhérente à cette partie de l’Europe.
Loin de nous l’idée de nier tout déterminant culturel ou historique, mais il nous semble essentiel de d’éviter l’écueil qui constituerait à expliquer la situation de la Moldavie uniquement par la confrontation de passions identitaires antagonistes ou par le poids d’une histoire écrasante rendant le pays inapte à un fonctionnement démocratique. Cela constituerait une forme d’orientalisation[1] souvent plus éclairante sur les aprioris des analystes que sur la situation réelle du pays. En prenant conscience de ce biais, cet article se propose d’envisager une grille de lecture et un appareil théorique différent pour expliciter les hésitations géopolitiques de la Moldavie depuis son indépendance.
Lors de son accession à l’indépendance, la Moldavie s’est efforcée de construire un Etat. Pour ce faire, elle a dû déterminer un territoire et y construire des institutions susceptibles d’exercer un pouvoir sur une population. Ce pouvoir ainsi établi devait tirer sa légitimité de la volonté et du choix du peuple. Qui connaît la situation de la Moldavie comprend vite que plusieurs de ces critères posent aujourd’hui question.
Toutefois, si la Moldavie n’est pas parvenue à recevoir l’assentiment de tous ses habitants, elle a réussi à se faire reconnaître comme un Etat souverain au plan international. En se penchant sur l’histoire récente du pays, il est frappant de voir à quel point ses promoteurs ont insisté dans leur communication interne sur cette reconnaissance internationale. Le regard des autres a été convoqué pour convaincre les Moldaves de la réalité de leur nouvel Etat et tenter d’atténuer les divisions entre eux.
Ce zèle est aisément compréhensible: L’Etat est toujours la structure de base et l’acteur principal des relations internationales. Chaque Etat reste en principe souverain. On sait aujourd’hui que cette souveraineté est interrogée par les organisations internationales, les courants d’opinion ou les intérêts privés organisés mais cette limitation du pouvoir des Etats est acceptée et codifiée, justifiée par le libéralisme aujourd’hui courant de pensée dominant.
Il existe néanmoins d’autres limites à la souveraineté, moins reconnues car elles contreviennent à l’égalité des droits théorique entre les Etats et ne résultent pas d’accords clairement consentis.
Le système-monde : une tentative d’explication globale
C’est par le prisme de la théorie du système-monde élaborée par Immanuel Wallerstein que nous nous proposons d’observer la situation actuelle de la Moldavie. L’œuvre du sociologue américain s’est construite sur une analyse approfondie et critique des théories de la dépendance et d’un des concepts majeurs de l’historien Fernand Braudel; l’économie-monde.
C’est à travers ses travaux sur la Méditerranée et sa dynamique économique que Braudel forge cette notion d’économie-monde en la définissant ainsi : «Un morceau de planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique»[2]. L’économie-monde est composée d’espaces politiques, linguistiques et culturels différents, mais unis par un système d’échanges. L’historien français observe par ailleurs que des économies-mondes différentes ont pu se développer en parallèle, séparées par des barrières naturelles ou des hostilités politiques.
Pour Braudel, les économies-monde qui se sont succédé se définissent par une hiérarchie interne immuable. Elles sont constituées d’un centre (villes-monde[3]) qui génère ou par lequel transitent culture, informations, marchandises et capitaux. Le centre est entouré d’une zone proche d’importance secondaire puis d’une périphérie beaucoup plus vaste qui bénéficie d’un développement bien moindre car les échanges y sont moins intenses.
Cette réflexion sur les relations entre centre et périphéries va prendre un essor particulier dans les années 60 avec le développement des études postcoloniales et celui concomitant de la théorie de la dépendance. La théorie de la dépendance se concentre sur les relations nord/sud. Pour des auteurs comme Giovanni Arrighi ou Raul Prebisch, les pays du nord sont riches parce que les pays du sud sont pauvres. Dans cette vision que l’on a pu qualifier de «tiers-mondiste» chaque pays a une place dans une hiérarchie immuable. Les théoriciens de la dépendance s’opposent à ceux de la «modernisation» qui considèrent que le développement est possible par le biais des changements culturels[4].
Immanuel Wallerstein s’inspire de ces courants de pensée et en les précisant puis en les adaptant à la mondialisation contemporaine et à ses dynamiques : Le système-monde conçu par Wallerstein est, comme chez Braudel, un ensemble structuré par une variétés d’échange qui distingue des pays ou des régions situés au cœur du système (core countries) et des cercles concentriques de pays semi-périphériques puis périphériques dépendants du centre.
Le cœur du système dispose du capital financier et humain, du potentiel industriel, scientifique et militaire, les pays périphériques lui fournissent main d’œuvre à bon marché, ressources naturelles et débouchés pour ses productions. Entre ces deux extrêmes, les pays considérés comme semi-périphériques se trouvent dans une situation de dépendance partielle plus difficile à définir. Par certaines caractéristiques (économie, industrialisation, culture dominante, niveau d’éducation), ils peuvent entrer dans la catégorie des plus forts, par d’autres dans celles des plus faibles. Dans une tentative de classement initialement proposée l’exemple le plus évident de pays semi-périphériques était celui des pays d’Amérique du sud appartenant culturellement au centre, mais éloignés des centres de décisions.
Wallerstein ajoute également à la réflexion de Braudel une distinction entre économie-monde et empire-monde. L’empire-monde relève plus d’un projet d’unification politique qui tend à intégrer et à subordonner, y compris sur le plan culturel, un ensemble à un seul et même Etat.
Le système-monde est une théorie plus souple que celle de la dépendance élaborée par les contempteurs du néo-colonialisme car elle s’adapte aux évolutions de la mondialisation. Elle admet ainsi que les situations des pays n’est pas figée ; certains peuvent sortir de la périphérie pour gagner des positions plus centrales et inversement. Elle prend ainsi en charge l’essor des pays dits émergents ou le déclin relatif d’anciennes puissances. Cette dynamique ne change néanmoins pas le fonctionnement même du système-monde, les acteurs peuvent changer, la logique reste la même. Wallerstein insiste également sur l’unicité croissante du système-monde. Dès les années 90, il s’interroge sur l’hégémonie américaine et sur son déclin prévisible[5].
On peut reprocher à Wallerstein et à ses prédécesseurs ce que l’on peut reprocher à toute théorie holistique ; la faible attention accordée aux particularités historiques et culturelles. Son approche globalisante rend également difficile l’établissement d’une liste unanimement acceptée de pays centraux, périphériques ou semi-périphériques, celle-ci variant en fonction des critères pris en compte. Il n’en reste pas moins que la théorie du système-monde offre une bonne représentation des relations d’échanges, de domination et de subordination qui lient les Etats entre eux, en accentuant la souveraineté des uns ou en obérant celles des autres.
Le rattrapage de l’Est
Wallerstein analyse l’évolution d’un système-monde que le développement technologique et la puissance du modèle capitaliste tendent à rendre de plus en plus unitaire. A l’époque de l’apogée de la puissance soviétique, il ne considère pas comme particulière la trajectoire de l’URSS. Pour lui son ressort principal reste le même, la croyance hégémonique en un progrès mû par la science et la technique. La voie choisie par ceux qu’il appelle les «léninistes» n’est pas une tentative pour développer un système-monde parallèle, mais plutôt d’en déplacer le centre.
Le système soviétique fonctionnait néanmoins plus comme un empire-monde au sein de ses propres frontières avec une volonté d’unification culturelle et politique. Dans le rôle de pays périphériques, l’Union Soviétique avait ses propres républiques éloignées (non-slaves, ce qui signale une nouvelle fois la dimension culturelle du système) essentiellement cantonnées à certains domaines (l’agriculture notamment). Le glacis des pays satellites d’Europe centrale et orientale avait lui un rôle de semi-périphérie original, à la fois point de contact avec et barrière contre le reste du monde.
La disparition de l’URSS s’est avéré un accélérateur d’unification du système-monde. Une unification saluée au début des années 90 comme une possible et souhaitable «fin de l’Histoire»[6]. Les réformes libérales de l’ère Ieltsine semblent annoncer une pleine intégration de la Russie, comme pays semi-périphérique, au système-monde unifié. Libéré de l’emprise soviétique, les pays d’Europe centrale et orientale et ceux issus de la désintégration de l’URSS se sont retrouvés dans une position ambiguë ; quelle était leur place dans le système?
De par leur appartenance à l’histoire et à la culture européenne, les pays d’Europe centrale et orientale, « l’Occident kidnappé » de Milan Kundera[7], auraient dû être susceptibles de retrouver leur place au cœur du système-monde. Il fut cependant rapidement évident que les économies et les infrastructures de l’Europe centrale n’étaient pas au niveau des pays d’Europe occidentale.
L’intégration à l’Union Européenne a été la solution proposée pour réaliser ce retour à l’Europe cher aux dissidents de l’Europe centrale. En dépit de la réussite relative de ce processus, force est de constater qu’un écart persiste. Pour l’expliquer, on fait appel à des explications culturelles et historiques (fragilité de la tradition démocratique, poids de la religion, autoritarisme, etc.). Ces réflexions proviennent tant de l’Occident que des pays concernés ayant tendance à perpétuer cette vision d’eux-mêmes, développant ainsi un complexe d’infériorité bien connu. Cet ensemble de perception est décrit par Tomasz Zarycki dans ce qu’il nomme «Ideologies of Eastness»[8].
Même intégrés formellement dans un ensemble constitutif du cœur du système-monde, les Européens de l’Est sont de fait relégués dans une semi-périphérie qui ne dit pas son nom. Dans le cas des pays balkaniques, l’historien serbe Milos Blagojevic va jusqu’à parler d’« Européens qui ne sont pas tout à fait des Européens », des «blancs non-blancs». Les Européens de l’Est acceptent pourtant cette situation en vivant dans l’idéologie du rattrapage.
Un rattrapage fantasmatique[9], compliqué par le développement de réseaux globalisés créant des liens et des hiérarchies au sein même des sociétés. On pensera ici au développement des inégalités internes, particulièrement visible en Europe centrale et orientale. Les évolutions «illibérales» de certains pays de la région peuvent être lues comme un affaiblissement de cette croyance en un rattrapage possible.
Le vecteur européen
La démarche pro-européenne de la Moldavie s’inscrit dans une logique similaire. Une forme particulière de réveil national a poussé une grande partie des élites intellectuelles et avec elles une fraction significative de la population à affirmer son appartenance à la Roumanie, voire à réclamer l’unification avec cette dernière. Ce message nationaliste s’est peu à peu transformé avec l’évolution géopolitique de la Roumanie elle-même. L’attachement à la Roumanie s’est le plus souvent doublé d’une volonté d’appartenance à l’espace européen, il a parfois même été remplacé par cette dernière.
Passée la fièvre unioniste devenue aujourd’hui assez marginale, c’est bien une volonté de se rapprocher de, voire d’intégrer l’Union Européenne, élément du cœur occidental du système-monde, qui domine le débat public et inspire les orientations politiques du pays depuis le milieu des années 2000, avec une nette accélération après le tournant de 2009. Dans cette optique, la Moldavie accepte la nécessité de se positionner en semi-périphérie de l’Union Européenne dans l’espoir d’un rattrapage économique et social. Cet objectif politique se développe autour d’une rhétorique bien rodée qui dénonce «l’arriération» et les «mentalités à changer». Une rhétorique qui exalte également la nécessité de renouer avec la «véritable» histoire du pays.
Les relations entre la Moldavie et l’Union Européenne (et les pays occidentaux en général) illustrent fidèlement le type de relations entre centre et périphéries décrit par Braudel, puis Wallerstein. Emprunts aux institutions internationales, recherche d’investisseurs, adoption, réelle ou supposée, de normes législatives ou techniques, ouverture du marché intérieur pour les produits importés, mise à disposition de main d’œuvre bon marché, privatisations et concessions d’exploitation pour les ressources. Sans aucun doute, ces relations sont profitables et indispensables à des pays en difficulté, mais elles impliquent souvent une adaptation douloureuse et contraignent les décisions politiques. Ces difficultés sont paradoxalement désirées car elles permettent d’espérer un rattrapage qui passe par une période de transition avant de pouvoir être intégré au centre.
L’accord d’Association avec l’Union Européenne, signé en juin 2014 à l’issue de la discutable «success story[10]» attribuée aux gouvernements pro-européens, donne une image concrète de ce processus. Cet engagement général inclue notamment un accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) qui prévoit une ouverture progressive du marché moldave aux produits européens et ouvre le marché européen aux produits moldaves. L’ALECA doit permettre le développement, selon le classique principe de l’avantage compétitif, de secteurs où la Moldavie peut présenter des avantages comme le coût de la main d’œuvre ou son niveau relativement élevé de qualification. On voit ainsi le développement d’une industrie du textile ou du cuir ou plus récemment celui des services informatiques. D’autres secteurs peuvent en revanche souffrir de cette ouverture. Enfin, les sommes d’argent gagnées par les travailleurs moldaves travaillant à l’étranger alimentent une économie de plus en plus orientée vers la consommation.
Toute critique, toute contestation de cette démarche revient à contester l’appartenance du pays à la culture européenne, à s’opposer à une logique économique dominante. Elle est alors considérée comme irrationnelle et passéiste. L’impossibilité de questionner le déroulement de la transition a partout servi à masquer la façon dont des élites prédatrices ont su en tirer profit, tout en aggravant de façon parfois terrible les conséquences sur la population. Ce type de dérive est particulièrement remarquable en Moldavie.
Le canari dans la mine
Dans une perspective libérale s’appuyant sur la croyance en une société à même de s’équilibrer elle-même, les excès du processus de transition doivent être limités et contrôlés par les mécanismes de l’Etat de droit mais également par la société civile. Sur ce point une comparaison avec la Roumanie est intéressante. L’intégration progressive de ce pays semi-périphérique dans les structures du centre-monde (OTAN ou l’Union Européenne) s’est faite au prix d’une longue dérégulation de l’économie. Ce processus a longtemps bénéficié principalement à des élites peu scrupuleuses. La Roumanie est devenue fournisseuse de main d’œuvre et de matières premières (bois, terres agricoles) puis marché de développement pour les grandes entreprises européennes. En contrepartie, des apports massifs de capitaux et de savoir-faire, l’ouverture aux produits roumains ont fini par se matérialiser en une croissance forte et régulière, quoique très inégalement répartie. On commence à observer des arrivées de travailleurs ou d’entrepreneurs individuels venus de pays plus centraux, des retours d’émigrés, des appels pour une montée en gamme des produits roumains. Ces phénomènes contribuent au développement d’une classe moyenne. On assiste en parallèle à l’organisation d’une société civile capable de faire pression sur son gouvernement ou de contester les effets négatifs des transformations sociales en cours. Les mouvements de défense de l’environnement, les exigences en terme de transparence ou les critiques encore timides sur le fonctionnement des multinationales sont des preuves paradoxales d’un alignement sur les habitus[11] des sociétés occidentales. Peu à peu, la Roumanie tend à se rapprocher du centre.
Le contrat récemment signé entre l’entreprise Frontera Resources et le gouvernement moldave illustre à contrario une position de déférence indiscutée envers ce centre. En décembre 2016, Frontera Resources International obtient le droit de procéder à travaux de prospection et d’exploration gazière ou pétrolière sur une surface équivalant à 40% du territoire national pendant 10 ans. Si les recherches de l’entreprise américaine aboutissent, elle pourra exploiter les hydrocarbures découverts pendant 40 ans. La signature de ce contrat a été célébrée par le gouvernement moldave et l’ambassade américaine. Pour le Premier ministre Pavel Filip, l’engagement de Frontera prouve que les réformes menées par son gouvernement portent leurs fruits et rendent confiants les investisseurs internationaux[12]. Il se réjouit donc de cet investissement de 6 millions de dollars qui devrait permettre la création de plusieurs centaines d’emplois. Ce contrat qui concerne potentiellement une partie importante du territoire et de nombreux habitants a pourtant été négocié sans concertation. Une question domine les autres, Frontera veut elle rechercher et exploiter du gaz de schiste ? Un point d’autant plus sensible que la législation moldave ne prévoit aucune restriction concernant les moyens d’exploration ou d’extraction. D’autres questions se posent sur la fiabilité d’une entreprise au passé parfois trouble et sur ses capacités à mener à bien les investissements promis. Cependant toute critique émise sur cet investissement est rapidement qualifié d’hystérie, d’ignorance, voire de volonté de désinformer au profit de la Russie[13]. Aujourd’hui, nul ne peut affirmer quelles sont les intentions réelles de la compagnie américaine. Toutefois, force est de constater que tout ce qui peut être présenté comme un moyen de rattrapage économique et social, tout ce qui peut permettre une relation plus forte avec le centre doit être crû et espéré, le doute et l’inquiétude ne sont pas permis. Face à cette foi obligatoire, la société civile moldave reste faible et divisée. Elle n’est pas aujourd’hui en mesure de s’opposer durablement aux dérives du pouvoir ou aux possibles excès d’acteurs extérieurs lesquels peuvent éventuellement profiter de la faiblesse du pays. Cette comparaison permet de mettre en évidence la différence entre la Roumanie en train de sortir de ce cercle périphérique et la Moldavie qui semble condamnée à y rester.
Le rattrapage empêché
Si la comparaison avec les pays d’Europe centrale et orientale est tentante, elle est trompeuse. L’histoire de la Moldavie diffère. Partie constitutive de l’URSS pendant un demi-siècle, marge de l’empire russe au XIXe siècle, la Moldavie a longtemps fait partie d’un empire-monde qui refuse aujourd’hui de n’être qu’une périphérie. Contrairement au système-monde qui accepte un certain degré de diversité, la notion d’empire-monde suppose, outre les liens de dépendance économique, une tendance à l’uniformisation politique et culturelle. A la chute de l’URSS, couper les ponts avec cet empire-monde s’est révélé beaucoup plus difficile que pour les pays d’Europe centrale. Le degré d’interpénétration des flux humains, l’intégration du système économique se sont révélés beaucoup plus étroit. L’empire-monde ne se contente pas d’utiliser ses périphéries, il les transforme en les intégrant dans un tout unitaire.
Une première contradiction est apparue dès l’indépendance au niveau des élites moldaves. Pendant une longue période, l’élite politique de Chisinau est importée, il faut attendre les années 80 pour voir arriver des Moldaves aux postes de responsabilités mais ces derniers sont encore formés à Moscou, Leningrad ou Kiev. Un fossé important se crée entre une élite hors-sol chargée de faire le lien avec le centre et le reste de la population qui reste en périphérie du système. En cela, le parcours de la Moldavie des années 80 et 90 ressemble plus au parcours d’un pays colonisé qu’à celui d’un pays libéré d’une tutelle, aussi répressive soit-elle. Le réveil des nations célébré en son temps par Hélène Carrère d’Encausse[14] correspond en Moldavie à une lente évolution des structures sociales. A partir des années 70, le taux de population urbaine ainsi que le niveau de formation augmentent considérablement parmi les Moldaves roumanophones. Cette nouvelle catégorie de population conteste son statut subalterne, puis la minorisation de sa langue. Les revendications identitaires puis unionistes vont par la suite renforcer cette contestation[15]. On assiste dès lors à un conflit entre élites : L’élite en place comprend que pour garder son statut, elle doit conserver le pays qui la justifie, elle s’oppose à une nouvelle élite pan-roumaine qui se conçoit comme une dissidence d’Europe centrale et orientale. Pendant ce temps, une élite locale prosoviétique fait sécession en Transnistrie. Les lignes de fracture qui divisent depuis la société moldave sont tracées.
Le facteur russe
Le problème se serait réglé plus rapidement si la Russie avait accepté de devenir une périphérie du système-monde. Dans les années 90, le devenir de l’ancienne superpuissance est source d’inquiétude majeure, pourtant Moscou semble alors chercher sa place en semi-périphérie du monde occidental par l’acceptation de nombreuses concessions et une série de réformes libérales souvent brutales[16]. La décennie suivante change la donne. La Russie n’accepte plus sa marginalisation et se lance dans la promotion d’un « modèle multipolaire »[17].
L’idée centrale de Wallerstein est que le système-monde est unique et hégémonique. Il fut un des premiers à envisager la chute de l’URSS ou les transformations de la Chine car il considérait comme impossible le maintien de systèmes parallèles. Wallerstein dénonce par ailleurs les dangers de l’évolution implacable de ce système hégémonique. Toutefois, si le système-monde est unique et si sa hiérarchie centre-périphérie est immuable, son centre de gravité peut changer à travers le temps. Dans cette perspective, le projet de monde multipolaire défendu par la Russie est un leurre qui cache mal une volonté de revenir au centre du système en contestant l’hégémonie occidentale, voire en la remplaçant. L’encore nébuleux projet d’union douanière, les interventions militaires de plus en plus transgressives ou l’offensive intellectuelle et médiatique qu’elle mène à travers le monde sont autant d’illustrations de cette volonté.
L’histoire de la Moldavie, la structure de sa population et de ses élites, sa géographie et son économie la place au cœur d’un jeu qui la dépasse. Elle doit choisir entre un centre bien établi quoique contesté avec lequel elle doit construire des relations et un pays qui conteste ce centre et avec lequel elle a entretenu des liens extrêmement étroits dans tous les domaines. Elle ne peut pas se séparer sans dégât de l’une ou de l’autre de ces sphères d’influence concurrentes.
Cette question du choix des liens à maintenir ou à développer concerne la société dans son ensemble. Au-delà des différences culturelles et politiques si souvent invoquées, la population moldave est divisée car tous les citoyens ne se sentent pas liés au même centre. Les circuits d’émigration ne sont pas les mêmes si l’on est Gagaouze ou habitant de l’ouest du pays, les uns cherchent du travail en Russie, les autres au sein de l’Union Européenne. Une rupture nette avec une puissance ou une autre obligerait à une réorientation très difficile, quasi-impossible pour beaucoup, par la perte de réseaux professionnels et d’émigration notamment ou à cause de problèmes linguistiques.
De la même façon, les circuits de marchandises sont distincts. Les producteurs de fruits du nord ont pu développer pendant des années des productions destinées au marché russe, un flux brutalement arrêté par les sanctions imposées par la Russie après la signature des accords avec l’Union Européenne. Les injonctions à réorienter sa production vers un marché européen déjà saturé et où les producteurs européens souffrent de ces mêmes sanctions sont bien souvent un vœu pieu.
Un exemple de dépendance extrême peut être fourni par la vassalisation énergétique de la Moldavie totalement liée à l’ancienne métropole pour sa consommation de gaz. Le contrat qui lie actuellement la Moldavie à son fournisseur a été établi en 2006. Il est négocié sur fond de tensions entre Moscou et Kiev[18] et de relations tendues entre les gouvernements russes et moldaves. Le géant gazier Gazprom, un puissant instrument d’influence des autorités russes, souhaite renégocier les tarifs du gaz livré à la Moldavie pour les faire correspondre au prix de vente sur le marché européen, soit un passage de 80 dollars/1000 m³ à 400 dollars/1000 m³. Après une négociation de près d’un an, le prix est fixé à 110 dollars. Les acteurs directs de cette transaction sont Gazprom, Moldovagaz et l’entreprise de Transnistrie Tiraspolgaz. Moldovagaz s’engage par ailleurs à prendre la totalité du volume de gaz fixée par le contrat sous peine de pénalité. Il est prévu que tout litige doit être examiné dans le cadre de la législation russe et portée devant la Cour d’arbitrage du Commerce International de la Fédération de Russie. Tout est faussé dans cette relation cruciale ; Les pressions politiques sont évidentes et l’actionnaire majoritaire de Moldovagaz n’est autre que… Gazprom qui contrôle tout le processus de l’extraction de l’hydrocarbure à sa livraison finale[19]. La Moldavie a aujourd’hui une dette de 500 millions dollars à peu près envers le gazier russe. Après une récente visite à Moscou et dans un geste à la portée politique évidente, le président Igor Dodon a accepté d’y ajouter les six milliards de dettes de la Transnistrie.
Face à ce rouleau compresseur, le projet d’interconnexion énergétique avec la Roumanie est largement promu par les partis pro-européens et les partenaires occidentaux même si force est de constater que les avancées sur le terrain sont loin d’être à la hauteur des annonces. Dans le même ordre d’idée, le récent et très opaque appel d’offre pour désigner le fournisseur d’énergie électrique de la Moldavie a conduit à opter pour une entreprise ukrainienne au détriment d’une entreprise de Transnistrie. Au-delà de ce qui devrait être un jeu de concurrence normal dans une économie de marché, la dimension de lutte d’influence liée à ce contrat n’aura échappé à personne.
Aides financières, soutien à une multitude de projets et libre circulation plaident pour l’occident et les idées libérales qu’il diffuse séduisent une partie importante des citoyens mais cet occident dominant est aujourd’hui en plein doute. Cela explique partiellement le retour en force de la Russie qui a su redevenir un contre-modèle de société[20]. Elle s’oppose à l’Ouest en promouvant des valeurs patriarcales et essentialistes supposées être le reflet des valeurs profondes de l’orthodoxie et du monde russe. Ces idées rencontrent en Moldavie comme ailleurs des partisans de plus en plus nombreux.
La difficulté voire l’impossibilité de construire une Nation Moldave provient aussi de ces dilemmes sans solution. Privilégier un rattachement à un autre, c’est être considéré comme étranger par ceux qui ont pris l’option inverse. Un partisan d’un rapprochement avec l’Union Européenne percevra tout lien de dépendance avec la Russie comme une agression et inversement. Comme dans tout pays périphérique ces liens de dépendance existent mais chacun ne perçoit comme tel que celui qui est accepté par l’autre.
Cette situation de double dépendance est un frein majeur à une stabilisation de la société moldave. Au-delà des envolées pro-roumaines, moldovénistes, pro-européennes ou pro-russes, les dirigeants de Chisinau ont toujours été contraints aux volte-face spectaculaires et à la recherche de compromis qui sont autant de décisions empêchées. La très discutée « neutralité » de la Moldavie étant sans doute le compromis fondamental.
Aujourd’hui, seuls les partis politiques ancrés dans l’opposition ou marginalisés se permettent d’envisager des solutions tranchées qui ne sont au final que pure rhétorique électorale. Lors des élections présidentielles de novembre 2016, le candidat Igor Dodon dénonçait les conséquences néfastes de l’accord avec l’UE quand Maia Sandu, sa contre-candidate, en chantait les louanges[21]. Toutefois, au-delà d’une guerre des chiffres, au-delà des positions convenues, les deux candidats étaient d’accord sur un point : la nécessité de retrouver l’accès au marché russe pour les produits moldaves.
Ce que les partis présentent comme des oppositions de valeurs, de modèles ou même de civilisations peut être vu plus prosaïquement. Les partis politiques doivent jongler avec des contraintes extérieures et opter pour des liens d’interdépendance différents au sein d’un système mouvant. Choisir entre Union douanière et Union Européenne, c’est autant un choix de valeurs qu’un pari sur l’avenir du système-monde. Malheureusement, les intérêts à court terme des clans dirigeant sont également déterminants dans ces choix cruciaux.
L’application de la théorie de Wallerstein au cas de la Moldavie a probablement ses limitesm mais elle permet de sortir de la seule lecture culturaliste. On peut aussi lui reprocher d’être datée et rigide dans la mesure où elle confronte des pays ou des régions en les hiérarchisant. Or, notre époque de réseaux et de flux immatériels tend à effacer les frontières et les spécificités des Etats. Cela n’empêchera peut-être pas le système-monde de se reconstruire autrement, le centre de demain n’est peut-être plus un pays, une région ou une culture mais des groupes sachant collaborer plus efficacement que les autres dans un univers d’échanges de toutes sortes. Un univers qui ne tiendrait plus guère compte des frontières. Ceux qui ont fait circuler le milliard disparu des banques moldaves à d’exotiques paradis fiscaux, en passant par la Russie, les pays baltes ou l’Ecosse l’ont peut-être déjà anticipé.
[1] Le concept forgé par Edward Saïd est considéré comme fondateur des études postcoloniales. Cf. Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978. Edward Saïd analyse le système de représentation dans lequel l’Occident a enfermé l’Orient. Le concept a été adapté à l’Europe de l’Est et particulièrement aux Balkans dans les années 90 par des auteurs comme Milica Bakić-Hayden, Larry Wolf ou Maria Todorova.
[2] Cf .Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe–XVIIIe siècle 1. Les Structures du quotidien – 2. Les Jeux de l’échange – 3. Le Temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979
[3] Successivement Rome, Byzance, Venise, Amsterdam, Londres, New-York.
[4] La théorie de la modernisation, très en vogue dans les années 60, a été très critiquée par la suite, mais elle a profondément influencé toutes les politiques d’aide au développement. On retiendra les travaux de Walt Whitman Rostow, notamment ses « étapes du développement économique ».
[5] Cf. Decline of American Power: The U.S. in a Chaotic World. New Press. New-York. 2003.
[6] Fukuyama, Francis. The End of History?The National Interest (16) (1989).
[7] Kundera Milan, Un occident kidnappé ou la tragédie de l’’Europe centrale, Le Débat, Paris. 1983/5n°27.
[8] Zarycki, Tomasz: Ideologies of Eastness in Central and Eastern Europe. (BASEES/Routledge Series on Russian and East European Studies, No. 96). London, 2014.
[9] Petr Skalnik parle de dépendance et de sous-développement plus élégant. Cf. L’Ouest est ailleurs… Les pays de l’« autre Europe » : toujours des satellites mais une dépendance et un sous-développement plus élégants in Revue Est-Europa 2016-2. Bayonne. 2017
[10] Expression utilisée par le vice-président américain Joe Biden dans un discours prononcé à Chisinau en 2011.
[11] Nous utilisons ici habitus au sens que lui donne Norbert Elias soit l’empreinte laissée par la société dans laquelle il vit sur la personnalité, les comportements et les croyances d’un individu.
[12] Cf. http://gov.md/ro/content/o-companie-americana-va-investi-peste-6-milioane-de-dolari-si-va-crea-peste-300-de-locuri-de
[13] A ce sujet on lire la réflexion et l’enquête d’Octavian Rusu : https://platzforma.md/despre-stirile-false-si-minciuni-adevarate-cazul-contractului-dintre-frontera-resources-si-moldova/#_edn1
[14] Cf. La Gloire des nations ou La Fin de l’Empire soviétique, Paris, Fayard, 1990
[15] Sur le développement du « problème » identitaire cf. Petru Negura : http://www.criticatac.ro/18605/criza-identitii-naionale-republica-moldova-problem-maselor-sau-problem-elitelor/
[16] Thérapie de choc d’Yegor Gaidar.
[17] On pourra lire à ce sujet le récent entretien accordé par Serguei Lavrov à la revue « The National Interest » http://nationalinterest.org/feature/sergey-lavrov-the-interview-19940
[18] Décembre 2005 marque le début du premier conflit gazier russo-ukrainien.
[19] Pour une enquête détaillée sur ce contrat voir l’enquête de Rise Moldova : https://www.rise.md/contract-confidential-imperiul-gazprom-in-moldova/
[20] Il est fascinant de voir comment les idées conservatrices russes fascinent un monde occidental en plein doute alors que la Russie reste un pays plus faible que ses adversaires à tout point de vue.
[21] Cf. Vincent Henry. Tribune de l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques du 15/11/2016 : http://www.iris-france.org/83456-moldavie-reste-t-il-une-chance/