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LES GAGAOUZES SONT PRORUSSES PARCE QU’ILS NE PEUVENT PAS ÊTRE GAGAOUZES

La version roumain peut être consultée ici

A vrai dire, à la veille du deuxième tour, les choses se présentaient tout aussi mal pour la Gagaouzie selon que l’un ou l’autre des deux candidats restés en lice l’emportait : celui d’Igor Dodon, Grigorii Uzun ou celle d’Ilan Șor, Eugenia Guțul. La raison est bien prosaïque : aucun des deux ne représente de quelque façon que ce soit des figures politiques locales autonomes et indépendantes. Ils ne sont que de simples marionnettes des jeux du pouvoir à Chișinău.

Grigorii Uzun, qui s’est affiché comme indépendant, a ouvertement fait le jeu d’Igor Dodon et du Parti des socialistes depuis les échecs à la présidentielle de 2020 et aux parlementaires de 2021. Ce dernier avait besoin du premier pour consolider son parti qui vacille mais aussi pour conserver, au moins temporairement, le monopole sur le segment politique antioccidental et prorusse. Au cours de cette campagne, c’est Dodon qui a parlé à la place d’Uzun en accompagnant son candidat « indépendant » et en brodant sur les thèmes qui lui sont chers (et qui n’ont aucune relevance pour la vie de tous les jours des Gagaouzes) à propos des dangers que feraient peser les gays et la roumanisation de la région, ou encore en racontant qu’Uzun est un bon chrétien qui va à la messe ce qui veut forcément dire qu’il ne va pas « vendre le pays à Soros ».

LA GAGAOUZIE, UN HUB ENTRE L’EST ET L’OUEST ?

L’autre candidate, celle qui l’a emporté, Eugenia Guțul, n’a quasiment pas parlé : elle n’a participé à aucun débat ou rencontre avec les électeurs, à l’exception de celle avec la Miss Moldova 2023. La plupart des habitants de la Gagauzie ne la connaissaient que d’après les affiches publicitaires et les messages sur Facebook. Pour elle a parlé Ilan Șor depuis son studio improvisé de sa maison en Israël en promettant aux Gagaouzes, en son nom personnel, de leur construire un aéroport, de faire de leur région un hub entre l’Est et l’Ouest, d’y ouvrir plusieurs universités dans lesquelles les étudiants pourraient s’inscrire gratuitement et obtenir deux diplômes, dont un de la Fédération de Russie, de construire, comme à Orhei, dans le fief de cet oligarque poursuivi pour escroqueries, un parc d’attractions, un Gagaouz Land … Tout ceci à condition qu’elle soit élue bașhkan. Plutôt qu’à une anomalie nous avons là affaire à une situation qui se répète à toutes les élections locales en Gagaouzie.

En réalité, en presque trois décennies d’existence, ce que l’on appelle couramment l’Autonomie gagaouze n’a jamais été conçue en fonction des besoins effectifs de ses habitants. Elle a fonctionné comme un échiquier au service des puissants de Chișinău avec le concours de quelques personnages secondaires de Moscou.

En attendant « le développement plénier et multilatéral des Gagaouzes… leur langue se meurt »

La loi n° 344 de 1994 était censée contribuer à la réalisation des « nécessités nationales des Gagaouzes, à la conservation de leur identité nationale, à assurer le développement plénier et multilatéral des Gagaouzes et le renforcement de leur langue et culture nationales ». Pour faire comprendre la contribution des politiciens gagaouzes à la réalisation des objectifs affichés, il suffit de rappeler que cette région n’a même pas pu assurer à un niveau décent la conservation de l’identité culturelle et ethnique gagaouze.

Plusieurs recherches et sondages réalisés dernièrement avec les habitants de la région indiquent le fait que la langue gagaouze est en voie de disparition, n’étant conservée que pour la communication en famille, tandis que parmi les jeunes générations on observe le passage à d’autres langues, en particulier au russe (cf. Evaluarea situației cu studierea limbilor găgăuze și române în UTA Găgăuzia, Ipis, 2022).

« La principale raison du déclin de la langue gagaouze résulte du fait que son usage tend à se limiter à la sphère orale, grâce aux générations plus âgées. La langue gagaouze ne connaît pas de développement particulier dans les domaines de l’édition, de la presse, des films, en sorte qu’elle puisse être conservée et circuler. Elle ne bénéficie pas d’instituts qui l’adaptent et la modernisent comme peuvent le faire les académies de Chișinău et de Bucarest qui développent et modernisent la langue roumaine. En Gagaouzie, les élèves n’apprennent pas la géométrie, la biologie ou la géographie dans leur langue, mais en russe. C’est pourquoi la langue gagaouze se meurt. »

LA PART DE RESPONSABILITÉ DU GOUVERNEMENT DE CHIȘINĂU

Le contexte qui rend possible cet état de choses est assez bien connu. Pour les politiciens de Gagaouzie l’autonomie territoriale est une terre qui rapporte gros, qui peut être rapidement transformée en une auge personnelle dont ils peuvent se nourrir sur le compte des autres habitants. Elle fonctionne de la même façon que les autres auges à caractère « idéologique » du pays, celles des partis fondés sur les valeurs dites traditionnelles, les partis dits unionistes ou les partis dits pro-européens qui exploitent la crédulité de l’électorat…

Le bașhkan et les députés de l’Assemblée populaire du territoire sont avant tout loyaux à leurs patrons de Chișinău (ils leurs fournissent des voix aux élections nationales, de l’argent provenant des flux financiers, un précieux soutien symbolique) puis à eux-mêmes et leurs propres familles et seulement en dernière instance aux habitants de l’Autonomie. Ces derniers sont gardés en otages d’un passé qui ne revient plus, on leur fait peur avec des fantômes autour du « gendarme roumain » qui les battaient pendant l’entre-deux-guerres, au temps de la Grande Roumanie, on leur vend des histoires à dormir debout sur « l’imminente adhésion à la Russie ».

Le gouvernement de Chișinău a aussi une responsabilité considérable dans cette situation. Elle résulte à la fois d’une absence de vision des politiciens locaux complétée par le désintérêt manifesté par le gouvernement de Chișinău et son manque d’imagination, combinée avec le maigre financement de l’éducation et de la culture, ce qui ne concerne d’ailleurs pas seulement l’Autonomie. Tout ceci a conduit à la situation paradoxale que les habitants de l’Autonomie, surtout les jeunes, ne parlent souvent ni la langue gagaouze, qui n’est pas soutenue, ni le roumain, qui est appris juste pour les examens et pas comme langue de communication et en raison de l’insuffisance chronique de cadres didactiques et d’opportunités que pourraient leur offrir la maitrise de cette langue dans leur carrière professionnelle. Ils parlent donc le russe, ce qui est parfaitement compréhensible.

LES GAGAOUZES SONT PRORUSSES AVANT TOUT PARCE QU’ILS NE PEUVENT PAS ÊTRE GAGAOUZES !

Autrement dit, il n’y a rien de naturel ni de primordial dans les sentiments philorusses nourris par les habitants de l’Autonomie. Les Gagaouzes ne sont pas génétiquement philorusses et, en effet, leur langue a été marginalisée sur le territoire de la Moldavie soviétique comme ce fut aussi le cas de la langue dite moldave. Leur philorussisme est construit, le produit jour après jour d’un mélange de mauvaise politique publique et du statut de vassalité de la politique gagaouze vis-à-vis des jeux politiques de Chișinău. Les Gagaouzes sont prorusses avant tout parce qu’ils ne peuvent pas être gagaouzes !

A ceci s’ajoute l’agressivité verbale et le nationalisme éhonté débité dans les médias par les grosses têtes de Chișinău qui traitent les Gagaouzes d’hôtes, d’invités, venus pour un certain temps dans ce pays [1] et qui, bien qu’ils s’y trouvent depuis des siècles, demeurent des étrangers, c’est-à-dire les agents des autres, la cinquième colonne en quelque sorte. En réalité, on pourrait dire qu’ils sont encore plus patriotes que les autres puisque, selon l’étude sponsorisée par la Fondation Soros citée plus haut, parmi les principaux groupes ethniques de Moldavie, les Gagaouzes – ainsi que les Ukrainiens – sont ceux qui souhaitent le moins quitter temporairement ou définitivement le pays.

EN GUISE DE CONCLUSION

Plusieurs appels ont été lancés pour désamorcer la crise actuelle provoquée à l’occasion de cette élection du bașkhan par les manitous de Chișinău et de Tel Aviv qui instrumentalisent les Gagaouzes. A long terme, il faut du calme et, surtout, communiquer davantage. En attendant, il serait bon de faire comprendre aux gens que l’« influence » de Poutine à Comrat, la capitale de l’Autonomie, est due à l’incompétence et à l’inconséquence des politiciens de Comrat et Chișinău et non pas à un quelconque plan diabolique élaboré à Moscou. Poutine devrait être ravi de constater que les patriotes de carton gagaouzes et les unionistes de carton de Chișinău ont si bien travaillé au « développement du peuple et de la langue gagouzes que la langue gagaouze est presque morte, que les Gagaouzes ne parlent pas le roumain et sont russifiés.

Et pourtant c’est de Chișinău et de Comrat que devraient venir les solutions à commencer par celles concernant la langue… Les officialités de la capitale moldave, qui depuis quinze ans courtisent avec un nationalisme tantôt pro-européen, tantôt extrémiste, devraient enfin comprendre que l’Autonomie gagaouze n’est pas une enclave imposée mais une région dans laquelle des citoyens légitimes du pays doivent être traités comme tels. Ce serait déjà un premier pas…


Traducere în limba franceză de Nicolas Trifon, pentru Le Courrier des Balkans. 

Despre autor

Vitalie Sprînceană

Vitalie Sprînceană a studiat ştiințe politice în Bulgaria, filozofie în Moldova și acum face un doctorat la universitatea George Mason din SUA. Jurnalist, activist, fotograf amator și autor de blog.

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